Pour Rosalie Scibor-Rylska
à Paul Claudel
Amoureux,
maintenant que tu reposes dans cette terre qui reçoit tant de semences, qui nourrit tant de racines pour nous donner la pitance et l’ombre, qui porte tant de fondations à bout de glaise, de calcaire et de sable.
Maintenant que tu as baissé les yeux, je peux te parler des fleurs et du vent dans les voiles et de la maison ordinaire qui berce ses occupants entre le ciel et la terre, de la bâtisse qui garde l’odeur du pain, remplit les coupes de vin et de liqueur ambrée.
Je peux te parler de la main qui attise la braise dans l’âtre, qui retient la fraîcheur de l’eau et caresse la chevelure des enfants.
Maintenant que le Pays devant toi s’est ouvert et que ses chemins te sont familiers, maintenant que la grande tache de soleil t’a prise en son milieu, ne laissant sur tes joues que des gouttes de cristal qui brillent avec la rosée,
je peux te parler de la voix qui a cherché ton oreille dans la brise du large, dans les vagues stridents des quais, dans le vacarme des métropoles et dans le cri des orphelins.
Nous avons habité des murailles flottantes plantées dans le désert, dormi sur des barques de fortune dans les courants contraires, compté les astres jour et nuit sous le regard de Dieu.
Maintenant que tu as rangé tout cela dans les livres, je peux te parler de la côte tant désirée qui manquait à mon flanc.
Je n’ai jamais connu que toi sur le pont des bateaux qui m’éloignaient de Vous.
Vous, Dieu et Toi en longs conciliabules qui résonnaient souvent dans les plis de mon âme. Dieu et Toi à qui je rendais grâce en une même flamme intime et volubile.
Maintenant que tu l’as rejoint en passant par mon cœur, je peux te parler des longs jeûnes de douceur, des famines de joie, du parfum de ta peau qui embaumait les chambres de solitude, de la prière qui avait tes yeux, tes lèvres, ton sourire.
Maintenant que le silence s’est tu.
*
La femme n’a ni terre, ni pays, ni maison que l’homme ne lui destine.
Elle marche toujours sans savoir ce que l’Amoureux fait de sa vie, s’il construit des châteaux de cartes ou des citadelles imprenables. Elle sonde les arcanes, traverse les douves.
Elle oscille au gré de son souffle et de sa main.
Elle porte ses petits et fait pousser des courbes là où il n’y avait que des plaines d’eau et de sang.
Elle cherche l’herbe verte dans la neige, un peu d’or dans la boue, réclame des pluies sucrées et des parures de soie.
Elle veut convaincre Dieu qu’une vie simple n’est possible qu’ayant trouvé l’âme de son âme et le cœur de son cœur, l’homme qui bat pour elle sur la terre comme au ciel.
*
Amoureux qui n’a cessé de discuter entre le vice et la vertu, n’as-tu rien su de l’ange qui parlait d’amour, qui piquait de sa flèche tes yeux et ton cœur pour qu’ils s’ouvrent ?
Toi, si propre, si moral, pourquoi as-tu craint de te tromper de musique quand l’orchestre et le chœur vibraient à l’unisson de l’air divin qui répondait à ton jardin secret ?
Amoureux tu as gardé le goût du travail bien fait, l’efficacité du détail, l’honnêteté. Pourquoi n’as-tu jamais renoncé à toi-même ?
*
Quant à moi, je me suis maintenue sans pouvoir prendre contact avec d’autres réalités que l’exil.
J’ai attendu sur des seuils inconnus, sur la proue des bateaux qui s’éloignaient des berges, sur le bord des frontières lointaines et des puits asséchés.
Je me suis perdue dans les marges de tes cahiers sans savoir que tu gravais ma vie avec ton sang, sans estimer jamais mes possibilités à leur juste valeur, quand d’autres s’éprenaient de mon apparence lascive et dissolue.
Ainsi, sommes-nous tombés l’un dans l’autre, en nous croisant sans cesse dans une valse folle qui ignorait les corps.
Aujourd’hui encore il me semble t’attendre à l’autre bout de l’éternité. Ne m’as-tu pas promis le paradis, malgré moi, malgré tout ?
Malgré trop de confiance ou pas assez, malgré l’abus ou l’échec ?
Toutes ces vaines choses, toutes ces futilités glissent à présent sur ma pierre rose et grise comme le reflet de la lumière qui joue avec tes mots :
Seule
la rose
est assez fragile
pour exprimer
l’Éternité
*
Amoureux,
je te parle des fleurs.
Non pas de cette rose unique, de cette rose solitaire que ton regard n’a plus quittée. Mais de toutes les fleurs qui jaillissent en bouquets parmi les herbes folles, qui ornent les parterres des villes de mica, qui égaient les tables des fêtes, des fleurs qui se rassemblent autour des sépultures.
Non pas de cette rose forte dans l’orage, fragile dans l’ondée qui retient dans son flanc la source où tu t’épanches, mais de ces fleurs sauvages qui dansent dans l’ivraie et chantent entre les pierres.
Je te parle des fleurs qu’on jette dans l’immense océan et qui ne sont pas tristes dans l’Éternité, de celles qui surgissent au-dessous du niveau de la mer et mêlent, dans les profondeurs, leurs couleurs radieuses aux algues et aux poissons.
Non pas de cette rose belle parmi les roses qui une fois fanée dissipera l’image de la beauté et bandera tes yeux avec le souvenir.
Je te parle des fleurs qui se fraient un passage dans les sentiers perdus des épaisses forêts, de celles qui s’épanouissent quel que soit le climat, la saison, le chaos, de celles que tu as tant appelées par leur nom.
Je te parle du lys du Bon Dieu, des fleurs qui crient vers toi :
– Que mon bien-aimé entre dans son jardin et qu’il en mange les fruits exquis.
Et quand je te parle des fleurs, Amoureux, voici les grandes larmes qui sortent, et que tu me réponds. Voici que le ciel s’écarte pour nous laisser entendre l’innocence et la grâce des journées.
Je suis ici avec toi et tu vois mon visage enfin et tout s’efface et tout s’écrit dans l’herbier de la fin d’un monde.
C’est Dieu en cet instant qui nous parle des fleurs.
Muriel Verstichel
Amoureux, je te parle des fleurs
(Avec l’amicale autorisation de l’auteur)
LES RACINES DE PAPIER – 2006
COLLECTION SÈVE & ENCRE