le cancrelas ne murmure pas

ce que lisent les sauvages

– Toutes ces allégories ne signifient rien, vous n’avez pas répondu à ma question : « Pourquoi ? » J’attends impatiemment une réponse.
– Je n’ai pas répondu au « pourquoi ? » Vous attendez une réponse au « pourquoi ? » reprit le capitaine avec un clignement d’yeux ; – ce petit mot « pourquoi ? » est répandu dans tout l’univers depuis la naissance du monde, madame ; à chaque instant toute la nature crie à son créateur « pourquoi ? » et voilà sept mille ans qu’elle attend en vain une réponse. Se peut-il que le capitaine Lébiadkine seul réponde à cette question et que sa réponse soit juste, madame ?

– Tout cela est absurde et ne rime à rien ! répliqua Barbara Pétrovna irritée, – ce sont des allégories ; de plus, vous parlez trop pompeusement, monsieur, ce que je considère comme une impertinence.
– Madame, poursuivit le capitaine sans l’écouter, je désirerais peut-être m’appeler Ernest, et pourtant je suis condamné à porter le vulgaire nom d’Ignace, – pourquoi cela, selon vous ? […] Je suis poète, madame, poète dans l’âme, je pourrais recevoir mille roubles d’un éditeur, et cependant je suis forcé de vivre dans un taudis, pourquoi ? pourquoi ? Madame, à mon avis, la Russie est un jeu de la nature, rien de plus !

– Décidément vous ne pouvez rien dire de plus précis ?

– Je puis vous réciter une poésie, le Cancrelas, madame !

[…]

Tenez, madame, vous demandez : « pourquoi ? » La réponse est au fond de cette fable, en lettres de feu!

– Récitez votre fable !

Il existait sur la terre
Un modeste cancrelas ;
Un jour le pauvret, hélas !
Se laissa choir dans un verre
Or, ce verre était rempli
D’un aliment pour les mouches…

– Seigneur, qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria Barbara Pétrovna.

– En été, quand on veut prendre des mouches, on met dans un verre un aliment dont elles sont friandes, se hâta d’expliquer le capitaine avec la mauvaise humeur d’un auteur troublé dans sa lecture, – n’importe quel imbécile comprendra, n’interrompez pas, n’interrompez pas, vous verrez, vous verrez…

A cette vue, un grand cri,
S’adressant à Jupiter,
Sort aussitôt de leurs bouches
« Ne peux-tu donc pas ôter
Ces intrus de votre verre ? »
Arrive un vieillard sévère,
Le très noble Nikifor,

– Je n’ai pas encore fini, mais cela ne fait rien, je vais vous raconter le reste en prose : Nikifor prend le verre, et, sans s’inquiéter des cris, jette les mouches, le cancrelas et tout le tremblement dans le bac aux ordures, ce qu’il aurait fallu faire depuis longtemps. Mais remarquez, remarquez, madame, que le cancrelas ne murmure pas ! Voilà la réponse à vore question, ajouta le capitaine en élevant la voix avec un accent de triomphe : « le cancrelas ne murmure pas ! »

Dostoïevski, Les Démons

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s