Quoi qu’il en soit, ce poème est une chose miraculeuse. L’amertume y porte sur la seule juste cause d’amertume, la subordination de l’âme humaine à la force, c’est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l’âme la porte diversement selon le degré de vertu. Nul dans l’Iliade n’y est soustrait, de même que nul n’y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n’est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l’intérieur de l’âme et dans les relations humaines, échappe à l’empire de la force est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l’esprit de la seule épopée véritable que possède l’Occident.
Le sentiment de la misère humaine
Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force
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La tragédie attique, du moins celle d’Eschyle et de Sophocle, est la vraie continuation de l’épopée. La pensée de la justice l’éclaire sans jamais y intervenir ; la force y apparaît dans sa froide dureté, toujours accompagnée des effets funestes auxquels n’échappe ni celui qui en use ni celui qui la souffre ; l’humiliation de l’âme sous la contrainte n’y est ni déguisée, ni enveloppée de pitié facile, ni proposée au mépris ; plus d’un être blessé par la dégradation du malheur y est, offert à l’admiration. L’Évangile est la dernière et merveilleuse expression du génie grec, comme l’Iliade en est la première ; l’esprit de la Grèce s’y laisse voir non seulement en ce qu’il y est ordonné de rechercher à l’exclusion de tout autre bien « le royaume et la justice de notre Père céleste », mais aussi en ce que la misère humaine y est exposée, et cela chez un être divin en même temps qu’humain. Les récits de la Passion montrent qu’un esprit divin, uni à la chair, est altéré par le malheur, tremble devant la souffrance et la mort, se sent, au fond de la détresse, séparé des hommes et de Dieu. Le sentiment de la misère humaine leur donne cet accent de simplicité qui est la marque du génie grec, et qui fait tout le prix de la tragédie attique et de l’Iliade. Certaines paroles rendent un son étrangement voisin de celui de l’épopée, et l’adolescent troyen envoyé chez Hadès, quoiqu’il ne voulût pas partir, vient à la mémoire quand le Christ dit à Pierre : « Un autre te ceindra et te mènera où tu ne veux pas aller. » Cet accent n’est pas séparable de la pensée qui inspire l’Évangile ; car le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour. Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter.