La pluie son bruit longtemps sur les palmes tressées ou la tôle des toits, la route si grasse depuis que n’y sommes allés, je néglige le village comme on détourne de soi le souvenir d’un amour passé ; j’aspire plutôt la ville par les yeux, quêtant des ombres l’aumône d’un regard, guettant des visons brèves derrière la vitre de l’auto, flashs de chair contre les murs trop noirs ; pas facile de s’y trouver la nuit dans ce foutoir urbain, de l’extraire de ses propres luisances et celles qu’elle génère, les néons rose et vert, les braseros de feu sanglant qu’on évente entre ses cuisses, l’ivoire jaunie de l’œil avec au centre un puits distendu par la colle, un gouffre qui t’appelle pour qui tu ne peux rien, I can make nothing, je pleure, ces vies que tout périme, une bougie qui seule s’endort au fond de la boutique — encore tu vacilles toi et parfois te dresses à l’effort, tu te shootes au reflet, au bain révélateur, à l’inverse de ce qui paraît — encore la nuit et cet on-dit que certains sont ténèbres, qui vont fiers pourtant laissant l’empreinte de leurs corps sur la paroi de granit, pénètrent les écrans, lumière négative comme les mains trouvées, le contour de ces mains — posées grandes ouvertes sur la pierre — ces mains mises à même la peau, bouche à l’about des sarbacanes, la giclée heurtée du pigment ; marcher, parfois dans un désir pur qu’on te jette à la terre, aller où l’on ne sait pas si quelqu’un, une présence qui respire le même fluide clair, partage ta translucidité, l’élan inexpliqué, cet en-toi qui ne s’ouvre qu’à l’onde familière — la nuit, avec ses yeux
Ma vie au village – 82
Marguerite Duras Les mains négatives