Le multicouloir est l’organe buccal de la ville, un trou, dont la langue est nombreuse. La ville énonce ce qu’elle comprend, mais que dit-elle ? Rien. Ou le moins qu’elle puisse dire : pas plus que ce qui la compose, qu’elle contient et libère au sein de son multicouloir conjointement trou et mamelle : langue qui suit le fil de son ventre d’araigne. Chacun des termes de l’énoncé de la ville étant un point de sa trame langagière et vibration d’un corps participant de son lieu sonore, dire et ne rien dire s’équivalent ici. La ville est mutité parlante dans le trou de sa bouche, verbale endophasie qui tapisse son canevas mammaire, en qui toutes les espèces, humaines ou non, se déplacent et bruissent.
Le multicouloir en qui ce dire courre ou glisse, épouse la morphologie de la ville. Sans les reliefs qu’elle étage, qui ne se bornent pas au modelé visible des surfaces, à la variation des contours, et partant au dessin d’ensemble, dans un cadre, de toutes les choses qui se touchent, dont les points sous-tendent un fil mystérieux, ce dire ne serait qu’un monologue ennuyeux, un discours recto tono. Le fil que fabrique le ventre d’araignée de la ville en son multicentre immobile forme la chambre d’écho de l’atmosphère sonore et la trame langagière qui emplissent le multicouloir de son corps. Les gens qui vont le suivant, ainsi que les bêtes sur leurs jambes grêles et les espèces ailées, mais aussi êtres et choses qui se meuvent sans quitter leur place, en même temps qu’étant multiple terme de son énoncé, traversent le dire de la ville et par lui sont traversés.
L’intervalle coïncidant à l’air que l’on respire, entre le sol et le niveau trois du multicouloir, rassemble les éléments particuliers à l’atmosphère sonore de la ville. L’atmosphère sonore de la ville est un lieu, plutôt qu’une ambiance. Du terme lieu ressort davantage le volume de sa matérialité. Qui sait écouter en perçoit l’étendue bien au-delà de ce que l’œil voit. L’ambiance est étroitement localisée, mesquine, franchit peu les limites de la concession ou du sous-quartier. Elle est réduite aux chansons d’un quelconque programme radiophonique, au charivari d’une soirée à boire, à l’éclat convenu des voix lors d’un visite-bébé. Tout autre est ce lieu, ce topos que les émissions produites par les autres degrés rejoignent, non un banal empilement de bruits semblables ailleurs, mais le dire même de la ville et son atmosphère sonore.
Pentes rocheuses formant d’innombrables goulets, canaux de tournures et longueurs diverses, voies de circulation, constituent au premier étage de la ville l’agencement du second degré de son multicouloir. Pour une meilleure lecture du plan, il conviendrait de légender en tenant compte d’une distinction entre couloir qui désigne proprement là où ça glisse et corridor, là où ça court. Mais qu’importe le nom. Corridor ou couloir, il est ici fréquent que l’un se transforme en l’autre, ce qui prouve la fluidité du vocabulaire. Et quand il pleut, tout se confond. La durée des orages, leur violence parfois, font que la raison courre, que le corps glisse et que dans les passages tout se noie.
Les second et troisième degré du multicouloir de la ville se voilent lors de la saison sèche. L’image en devient floue. Une couche de poussière d’un rouge délavé d’oxyde de fer revêt les zones non bitumées de la croute du premier degré, dont les galeries et les veines se resserrent.
Le troisième degré du multicouloir de la ville, va de la partie la plus élevée de la frondaison des manguiers, des touffes couronnant les stipes de palmiers, du faîte de chaque maison, building, lieu de culte quelle que soit son espèce et des pointes de poteaux, d’antennes ou de réservoirs d’eau, à une ligne de la troposphère que l’on peut situer à hauteur du vol crépusculaire des jacos. Son écart, partiellement colonisé par les émissions humaines, d’intensité variable selon le calendrier horaire, arpège surtout, outre le grésillement des ondes, certaines voix de rapaces, d’arondes, le verbiage rauque des corvidés et les gloussements de pigeons verts. Au-dessus s’enroulent les nuages, que l’on regarde passer.
De sourdes cavités, les unes d’où l’on tire une eau plus ou moins saine, les autres dont le destin est d’avaler ce qui se perd, trouent à la verticale le haut de l’âge latéritique. Quant à la croute, que l’on cultive en ses moindres recoins, elle est surtout percée en son horizontal travers. Des murmurations racinaires, d’imperceptibles crissements, des clapotis et tapotements divers, ainsi qu’une gamme entière de vibrations, composent l’intervalle entre cette surface dominée et le premier étage de la ville, étendue dominante quoique superficielle, qui du triple niveau de son multicouloir est le second degré. Le plancher du premier étage de la ville, qu’on touche, sur qui les autos roulent et les gens vont, est zone de résonance intermédiaire. Elle prolonge les accords de la vie subterrienne et les répercute, bien qu’on ne les entende guère dans le concert urbain.
Le multicouloir de la ville est à triple niveau, défiant cependant toute horizontalité du plan. De plus, chacun de ses degrés s’étage à sa manière, se répète en se modifiant, selon la variabilité de sa marge d’espace et de temps. Le second degré diffère en hauteur, de vue et de sonorité, des autres qui paraissent presque infiniment grands. Entre eux, l’intervalle est joué par les cadences des locomotions animales et de la marche humaine, la rumeur tumultueuse et le froissement des ailes. Les gens qui vont à ras de chaussée ignorent l’impact sur leurs corps d’une activité souterraine. L’étagement premier, nommé communément sous-sol, se présente comme multiplement subdivisé en époques, dont les plus lointaines échappent à la non-magmatique conscience ordinaire. La dernière, vulgairement nommée croute, à qui les gens qui vont sont reliés par la plante des pieds, transpercée par le multicouloir économique, est une peau scarifiée et le reposoir des poubelles.
Le vol en cercles des milans au-dessus de la ville a pour centre une proie que son œil isole. Le dessus de la ville est un couloir d’air qui monte et qui descend, où des cercles moins grands s’insèrent, tels ceux chaotiques des corbeaux blancs. L’humain est aussi proie dans le couloir central économique. L’image du cœur soi-disant de la ville est un abdomen d’araignée, tissant le fil diffus d’une errance non seulement permise, mais planifiée. Le plan de la ville révèle un multicouloir étoilé où tournent les taxis jaunes, comme au-dessus se resserre l’œil des milans noirs. La ville cartographiée montre donc un multicentre immobile, paisible si l’on exclut des maisons les drames de la conjugalité, de qui part son multicouloir et à qui il revient, image sur qui se calque un ventre à l’affut, ensemble producteur et dévoreur de biens.
La ville est un multicouloir, autant qu’une fenêtre, pour tous les gens qui vont et les automobiles. Les choses qui professent d’être liées par des racines, végétales ou de terre, en fer ou de béton, liées au lieu tournant autour d’elles, se trouvent chacune au centre de la ville, fin et commencement de son multicouloir. La ville est donc aussi multicentre immobile, qui contraste avec la fureur de ses déplacements, car l’arbre, l’herbe, les maisons, n’ont jamais aboli l’errance. Les humains, qui ne cessent d’arpenter ce multicouloir, ont aux bêtes, qui sur leurs jambes grêles ne vont pas non plus sans souffrance, interdit la divagation. Mais il en est, chats, poules nourries de peu, qui se dérobent à cette condition, ainsi que les espèces sauvages pour qui la ville n’est qu’un trou au sein des espaces nommés verts, comme elle l’est pour moi-même, bien que différemment.
L’image peut être vue dans la chambre, si l’on fait appel à elle, sans sortir de la chambre ; il est aussi possible de la faire sortir de la chambre, en lui donnant une forme-image, déposée dans l’écrit, qui fait apparaitre une part de son inconnu. L’inconnu ne peut être manifesté en son entièreté, mais comme trou, mamelle, carré noir de la ville qui n’est pas sans lumière. Trou, dans l’écrit, devient alors fenêtre sur l’esprit de la ville. Lorsque le veilleur ou la réceptionniste lisent trou, se produit la troisième transformation de l’image. Dans la chambre du veilleur ou de la réceptionniste, l’image-trou révèle à l’esprit une part de l’inconnu de la ville. S’il y a transformation, c’est que d’une part s’opère une re-production de l’image, d’autre part que trou pour l’esprit du veilleur n’a pas nécessairement la même largeur que pour l’esprit de la réceptionniste. Chez l’une trou sera percée de lumière à travers le rideau, chez l’autre creux dans la terre ou déchirure de la peau. La troisième copie de l’image est multiple, ainsi qu’est nombreux le corps de la ville et son inconnu.
Toutefois, ayant laissé une part de lui-même, l’inconnu s’éloigne. En tant qu’entière ressemblance de la ville et de son image, il ne peut se résoudre à n’être dans la chambre que trou ou mamelle. Il s’éloigne cependant sans tristesse, tellement il reste encore, à la surface du carré, de fenêtres ouvertes et de rideaux tirés sur le côté.